Yves Heurté : Le Berger et le clavecin

Yves Heurté (1926-2006) est un écrivain et poète français. Il fut aussi également médecin de montagne qui exerça dans la Haute-Garonne dans la région Midi-Pyrénées. Comme Claude Seignolle, il a fait resurgir des destins d'hommes et de femmes humbles en les sauvant de l'oubli.

Prodigieux conteur, il partage avec nous grâce à ses écrits des histoires extraordinaires de la vie ordinaire... Parmi celles-ci  figurent en bonne place une aventure que lui raconta Leezie et qui a sans doute changé un peu  les idées de certains  sur la sauvagerie rustique des gens de la montagne...

Le berger et son chien de Julien Dupré

Voila donc l'histoire émouvante intitulée :


Le Berger et le clavecin.

Le passage du Comminges vers le val d'Aran espagnol est si étroit qu'on le nomme toujours Passus Lupi... le pas du loup.

Sur les hauteurs des pâturage fauves, rôtis sous le soleil, se dresse majestueusement la vieille chapelle Saint-Honorat, seul son petit toit pointu entouré d'une forêt de grands chênes est à peine visible, depuis le fond de la vallée.       

Ce soir-là, nous aurions dû nous produire , Jean au violoncelle et moi au clavecin, sur une grande scène dont peu importe le nom. Un obscur manager nous avait décommandés  sans la moindre excuse au dernier moment. Jean est un brin fou et moi plutôt raisonnable, cela dit pour ne pas vous étonner de ce qui va suivre.

Donc 6 heures du soir sonnaient au clocher du village au fond de la vallée où nous nous étions  réfugiés quand soudain, il me dit tout net :

- On pourrait aller jouer à leur Saint-Honorat ?

- Là-haut mais pour qui ?

- Pour nous et les oiseaux.

- J'ai ri.

- Et le clavecin ?

- A deux on pourra le monter.       

(...)

Je tente de belles et bonnes objections à mon violoncelliste comme on explique à un gosse que pour Noël, il n'y aura pas un vrai camion de pompiers... Mais inutile de discuter. On y va. je sais qu'il ne montera pas sur plus de cent mètres. J'ai vu juste. Jean ne fait pas dix pas sans s'arrêter pour souffler. On va tout laisser tomber et je vais délicatement triompher quand ... une voix nous apostrophe :

- Où allez-vous comme ça ?

- A Saint-Honorat.

- Quoi faire ?

- De la musique.

- De la...?

L'homme était un berger. On le sait qu'on était ridicule, bonhomme ! (...) Mais ce que l'on ne saura jamais, c'est pourquoi tu as enlevé son bout de clavecin des mains de Jean ? Mais en route à trois sur le sentier de Saint-Honorat, plus ton chien qui ouvrait la marche. (...)  C'est ainsi qu'au coucher du soleil on a débarqué ensemble à la chapelle : le clavecin, le violoncelle, le berger, Jean, le chien et moi. On était tous d'un autre monde, à moins que ce vrai monde ne soit en nous ? On n'a pas eu le temps de le remercier que l'homme dégringolait  la pente vers ses bêtes.

Après une histoire pareille, allez donc jouer du Bach !  On s'est reposés en mangeant quelques gâteaux de foire  pour retarder le moment où trop seuls ici-bas, on allait jouer pour le ciel noir.  Dans la chapelle Saint-Honorat , on a rassemblé des cierges qui traînaient , abandonnés par quelque ancienne procession , et on s'est installé dans le vide de l'âme. Oui, c'était bien cela que nous ressentions :  le vide angoissant  d'un jeu parfaitement inutile.

Je plaquais le premier accord quand la porte a grincé et notre berger est entré. Il s'est assis, tranquille. Il était beau et ridicule, son chien sur les genoux. Il avait dû sortir le costume de ses noces. Il nous dit :

- Il faudrait patienter un moment.

Jean est sorti fumer une cigarette mais il n'avait pas eu le temps de l'allumer qu'il me revenait en larmes.

Dehors, des lumières sortaient de partout. Du bois comme des sentiers toutes convergeaient vers Saint-Honorat. Les gens remplissaient la chapelle avec femmes et enfants. Tout ce qui était berger à la ronde était là, endimanché pour nous faire honneur. Ils s'asseyaient et attendaient sans un mot. Jean se cachait dans l'ombre  pour ne plus pleurer sur son violoncelle et je n'étais pas  loin d'en faire autant sur mon clavier.

Je ne sais plus si on a bien joué , si c'était selon les canons de la salle Pleyel, mais jamais je n'ai autant senti qu'on donnait de  la musique.

A la fin, il y a eu un long silence puis une voix rocailleuse est sortie de l'ombre :

- Il ne manquait plus que l'étoile filante.

Tous sont partis d'un grand rire. Croyez-moi  si vous le voulez mais ils en ont même oublié d'applaudir ... ces sauvages !

Ce texte tiré de la nouvelle, Le Berger et le clavecin, a été raccourci et modifié, mais parole de montagnard, l'essentiel est là. Et, le livre , Le Pas du loup,  regorge d'histoires qui reflètent notre condition humaine. Yves Heurté nous entraîne toujours avec la même tendresse et la même émotion dans son univers très personnel : celui de ses souvenirs et de ses rencontres tout au long de sa carrière de médecin. Nul autre que lui ne sait aussi bien raconter  leurs histoires et celles qui parlent de cette montagne, si belle et si cruelle pour ceux qui tentent  de l'apprivoiser, et qui devient un véritable personnage sous sa plume sensible.

Commentaires

Articles les plus consultés